Le retour du rat
Tante Zelda ne possédait ni montre ni pendule. Les perturbations dans le sous-sol du cottage avaient pour effet de dérégler les montres. Malheureusement, tante Zelda avait omis de le signaler à Marcia car elle ne se souciait guère de connaître l’heure exacte. En cas de besoin, elle jetait un coup d’œil au cadran solaire (quand le soleil voulait bien se montrer), mais elle était surtout attentive aux phases de la lune.
La semaine précédant le départ de Marcia, elle avait emmené Jenna faire une promenade autour de l’île après la tombée de la nuit. La neige était plus épaisse que jamais et couverte d’une croûte de gel craquante sur laquelle Jenna courait d’un pas léger, alors que les bottes de tante Zelda passaient au travers. Elles avaient marché jusqu’à la pointe de l’île, à l’écart des lumières du cottage. Là, tante Zelda avait montré du doigt le ciel balayé par des centaines de milliers d’étoiles scintillantes - plus que Jenna n’en avait jamais vu.
— Ce soir, c’est la lune noire.
Jenna frissonna, non à cause du froid mais de l’émotion qu’elle éprouvait à se trouver là, au milieu de l’obscurité et de cet immense champ d’étoiles.
— Tu auras beau chercher, tu ne verras nulle part la lune. Personne sur terre ne la verra. Ce n’est pas une nuit à s’aventurer seul dehors. Si les esprits et les créatures du marais n’étaient pas tous coincés sous la glace, nous serions restées au cottage sous la protection d’un charme. Mais j’ai pensé que tu aimerais voir les étoiles quand elles ne sont pas éclairées par la lune. Ta mère adorait les observer.
Jenna sentit sa gorge se serrer.
— Ma mère ? Celle qui m’a mise au monde ?
— La reine, oui. Elle aimait beaucoup les étoiles. Je me suis dit que tu devais les aimer aussi.
— En effet, murmura Jenna. Chez nous, j’avais l’habitude de les compter à travers la vitre quand je ne pouvais pas m’endormir. Mais comment as-tu connu ma mère ?
— Je la voyais tous les ans avant sa... Avant que les choses changent. Je connaissais également sa mère, ton adorable grand-mère.
Mère, grand-mère... Jenna s’avisa tout à coup qu’elle était issue de toute une lignée dont elle ne savait rien. Mais tante Zelda savait, elle.
— Tante Zelda...
Elle osait à peine poser la question qui la tracassait depuis qu’elle avait appris sa véritable identité.
— Hmm ? fit tante Zelda en inspectant l’horizon.
— Et mon père ?
— Ton père ? Oh ! Il était originaire des Lointaines Contrées. Il est parti avant ta naissance.
— Parti ?
— Sur son vaisseau. Il est allé chercher je ne sais trop quoi. J’ai entendu dire qu’il était revenu au Port juste après que tu es née, sa cale pleine de cadeaux précieux pour toi et ta mère. Mais quand il a su l’affreuse nouvelle, il a repris la mer à la marée suivante...
— Co... comment s’appelait-il ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Comme la plupart des gens, tante Zelda prêtait peu d’attention au nom de l’époux de la reine. Le titre royal se transmettait de mère en fille alors que les hommes de la famille menaient leur vie à leur guise.
Le ton de sa voix attira l’attention de Jenna. Celle-ci détacha son regard des étoiles pour le fixer sur tante Zelda. Elle retint son souffle. Jusque-là, elle n’avait pas vraiment regardé les yeux de sa tante - des yeux de sorcière blanche, d’un bleu lumineux et perçant. Mais à présent, ils ressortaient sur le noir de la nuit tandis qu’ils scrutaient l’étendue du marais.
— Bon ! dit-elle soudain. Il est temps de rentrer.
— Mais...
— Je t’en dirai davantage l’été prochain. Ta mère et ta grand-mère venaient toujours à cette époque de l’année, pour la fête du solstice. Je t’emmènerai là-bas.
— Où ça ?
— Viens vite. Je n’aime pas beaucoup l’allure de cette ombre...
Tante Zelda attrapa la main de Jenna et l’entraîna vers la maison en courant sur la neige. Le lynx des marais qui rôdait dans les parages s’arrêta et fit demi-tour. Il était trop affaibli pour leur donner la chasse. Quelques jours plus tôt, il se serait rempli l’estomac et aurait attendu la fin de l’hiver avec sérénité. Mais à présent... Le lynx se glissa dans le trou qu’il avait creusé dans la neige et mâchonna du bout des dents sa dernière souris congelée.
À la lune noire succéda un mince croissant, chaque nuit un peu plus large. Le ciel était clair à présent que les chutes de neige avaient cessé, aussi Jenna observait-elle tous les soirs la lune depuis la fenêtre tandis que les sentinelles s’agitaient rêveusement dans leurs pots, attendant qu’on leur rende leur liberté.
— Continue, l’encourageait tante Zelda. La lune montante attire vers la surface tout ce qui est enfoui dans le sol. Et le cottage attire à lui les personnes qui désirent s’y rendre. C’est à la pleine lune que cette attraction est la plus forte. D’ailleurs, vous êtes arrivés à ce moment-là.
Alors, Jenna comptait les jours qui les séparait de la pleine lune. Mais la veille du premier quartier, Marcia disparut.
— Comment est-ce possible ? demanda Jenna à tante Zelda lorsqu’ils découvrirent son absence. Je croyais que la lune montante provoquait le retour des gens, pas leur départ.
Sa question mit tante Zelda de mauvaise humeur. Elle était fâchée que Marcia soit partie sans l’avertir et, en outre, elle n’aimait pas qu’on malmène ses théories sur la lune.
— Quelquefois, dit-elle d’un air mystérieux, les choses doivent partir afin de pouvoir revenir.
Sur ce, elle se dirigea vers le placard à potions d’un pas qui fit trembler le sol et s’y enferma à double tour.
Avec un clin d’œil complice, Nicko brandit sa paire de patins devant Jenna.
— On fait la course jusqu’à la grande tourbière ?
— Le dernier arrivé est un rat crevé, s’esclaffa Jenna.
Stanley se réveilla en sursaut en entendant les mots « rat crevé » et ouvrit les yeux juste pour voir Nicko et Jenna attraper leurs patins et filer avec l’intention de passer la journée dehors.
À la pleine lune, comme Marcia n’avait toujours pas reparu, tous devinrent très inquiets.
— Je lui avais dit d’attendre le matin, rappela tante Zelda. Mais non, elle n’en a fait qu’à sa tête. Il a fallu qu’elle se lève et disparaisse au milieu de la nuit. Et depuis, pas un mot. Ça ne me plaît pas. Je peux comprendre que Silas ne soit pas encore revenu à cause du Grand Gel, mais pas Marcia.
— Peut-être qu’elle va revenir ce soir, hasarda Jenna, vu que la lune est pleine.
— Peut-être, ou peut-être pas.
Bien sûr, Marcia ne revint pas. Elle passa cette nuit-là, comme les précédentes, au milieu d’un vortex d’ombres et de spectres, couchée dans une flaque d’eau sale au fond du donjon numéro un. Assis à ses côtés, Alther Mella faisait appel à tous ses pouvoirs fantomatiques pour la maintenir en vie. Rares étaient les prisonniers qui survivaient à la chute dans le donjon numéro un, et même ceux-là ne duraient pas longtemps. Ils s’enfonçaient peu à peu dans l’eau stagnante, rejoignant les ossements qui reposaient juste sous la surface. Sans Alther, il ne fait aucun doute que Marcia aurait fini par connaître le même sort.
Mais cette nuit-là, quand le soleil fut couché et la lune haute dans le ciel, Jenna et tante Zelda s’emmitouflèrent dans des édredons et continuèrent à guetter le retour de Marcia près de la fenêtre. Jenna s’endormit très vite mais Zelda veilla jusqu’au lever du soleil.
Quand la lune se coucha, elle vit s’envoler le faible espoir qu’elle nourrissait encore.
Le lendemain, le rat coursier se sentit assez fort pour reprendre la route. Il y a une limite à la quantité de purée d’anguilles que même un rat peut ingurgiter, et Stanley estimait l’avoir atteinte.
Toutefois, il ne pouvait prendre congé avant d’avoir été chargé d’une réponse, ou à tout le moins relevé de ses obligations. C’est pourquoi il toussa poliment avant de se manifester :
— Excusez-moi...
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il s’était montré tellement discret durant sa convalescence qu’ils avaient perdu l’habitude de l’entendre.
— Il est temps que je retourne au Bureau des rats. Je n’ai déjà que trop tardé. Mais je dois vous demander, souhaitez-vous me charger d’un message ?
— Oui ! s’écria Jenna. Apporte un message à papa.
— Pourriez-vous me préciser qui est « papa » et où je puis le trouver ?
— On n’en sait rien, rétorqua tante Zelda. Merci, mais il n’y a pas de message. Tu es libre, rat.
Stanley s’inclina, profondément soulagé.
— Merci, madame. Et, hum... Merci à tous de votre gentillesse. Je vous suis très reconnaissant.
Le rat partit en courant, laissant sur la neige de minuscules empreintes de pattes et de queue.
— J’aurais bien voulu qu’on lui confie un message, dit Jenna d’un ton mélancolique.
— C’était trop risqué, répondit tante Zelda. Il y avait quelque chose de pas net chez ce rat. Il était différent de la première fois.
— En effet, acquiesça Nicko. Il était beaucoup plus maigre.
— Hum, grogna tante Zelda. Il se trame quelque chose. Je le sens.
Le voyage de retour de Stanley se déroula sans incident. C’est seulement quand il arriva à destination que les choses se gâtèrent. Il trottina jusqu’au sommet du tuyau d’écoulement enfin dégelé et frappa à la porte du Bureau des rats.
— Entrez ! cria le rat noir. (Il venait de reprendre son service après avoir longtemps attendu des secours.)
Stanley entra furtivement, sachant qu’il allait devoir fournir des explications.
— VOUS ! fulmina le rat noir. Je vais vous apprendre à vous payer ma tête ! Vous savez combien de temps vous êtes parti ?
— Soixante jours, murmura Stanley. (Il n’était que trop conscient de la durée de son absence et commençait à se demander quel accueil allait lui faire Dawnie.)
— SOIXANTE JOURS, CHEF ! vociféra le rat noir en martelant le dessus de la table avec sa queue.
Vous rendez-vous compte que vous m’avez ridiculisé ?
Stanley se tut, songeant que son horrible aventure avait au moins eu un résultat positif.
— Vous allez me le payer. Tant que j’occuperai ce fauteuil, je veillerai personnellement à ce qu’on ne vous confie plus jamais de mission.
— Mais...
— Mais, CHEF ! Combien de fois faudra-t-il vous le dire ? Vous devez m’appeler CHEF !
Stanley garda le silence. Il brûlait d’envie d’appeler le rat noir par toutes sortes de noms, mais certainement pas « chef ». Soudain, il perçut une présence derrière lui. Il virevolta et se retrouva face à deux rats immenses, les plus musclés qu’il avait jamais vus. Ils se tenaient sur le seuil du bureau dans une attitude menaçante, empêchant la lumière d’entrer et bloquant le passage à Stanley qui éprouvait tout à coup une furieuse envie de battre en retraite.
Pour sa part, le rat noir parut ravi de les voir.
— Ah ! Vous voilà. Emmenez-le, les gars.
— Où ça ? couina Stanley. Où m’envoyez-vous ?
— Où m’envoyez-vous, CHEF ! gronda le rat noir. À l’expéditeur du message, le mandataire. Il souhaite savoir où se trouve précisément le destinataire. Et comme vous n’êtes plus assermenté, vous allez bien évidemment le lui dire. Conduisez-le chez le custode suprême !